Deux cœurs, un mur

Perdue dans mes pensées, je n’avais pas entendu monter mon mari. Il se tenait au pas de la porte, l’air préoccupé.
— Où est notre fille ? demanda-t-il d’un ton brusque.
— Elle dort encore, répondis-je, le ton aussi sec que le sien.
L’atmosphère était lourde. Tout était devenu tension entre nous. Chaque parole, chaque silence. La venue de ce deuxième enfant nous épuisait moralement, bien avant qu’il ne soit là. Financièrement, on n’y arrivait plus. Moi, je l’avais voulu, cet enfant. Je voulais offrir à notre fille une présence, une complicité, quelqu’un à qui tenir la main quand le monde deviendrait trop grand. Je ne voulais pas qu’elle vive cette solitude que je voyais vivre ces enfants uniques que j’avais côtoyés, assoiffés d’amour, cherchant partout des amitiés qui se révélaient, hélas, toujours fugaces.
Mon mari, lui, hésitait. Il comptait. Il calculait. Il redoutait. Il ne pensait pas à l’avenir comme moi j’y pensais. Ou peut-être y pensait-il trop? Il me disait souvent qu’il pouvait lire l’avenir et cela me faisait peur, car je voyais un sombre désespoir dans son regard.
Et moi, je rêvais. Je lui disais que les choses changeraient, que des portes s’ouvriraient, que l’amour suffisait, parfois, à faire venir l’abondance.
Il ne répondait rien. Il me regardait seulement, avec ce regard dur, frustré, accusateur. Je le connaissais trop bien, ce regard. Il avait remplacé les gestes tendres.
J’étais mère avant tout. Et il me semblait que je ne savais plus concilier ce rôle avec celui d’épouse. Notre fille, du haut de ses quatre ans, devenait témoin de nos disputes. De nos silences. Elle nous observait, les yeux grands ouverts, comme s’ils cherchaient à comprendre un langage qu’on ne lui avait jamais appris.
Alors je me détestais. Et je le détestais encore plus, lui… Je pensais à cet enfant à naître, à ce petit être qui allait s’inviter dans un foyer qui n’en était plus un.
Et pourtant…
Il fut un temps où notre foyer débordait de rires. De promesses. De lumière.
Je me revois, assise sur le sofa recouvert d’une housse grise, sa tête sur mes genoux, un livre à la main. Et lui découvrait quelque chose d’intéressant sur son téléphone. Il riait et m’interrompait dans ma lecture pour partager ses trouvailles avec moi. Et moi aussi, je tenais à lui dire ce que je trouvais épatant dans ma lecture. Et il attendait patiemment que s’arrête ma lancée poétique. Ensemble, on rêvait d’un monde meilleur pour notre enfant.
Je me souviens de la nuit où j’ai su que j’étais enceinte. J’étais sortie de la salle de bain, le test encore dans la main. Il m’avait regardée, les yeux brillants, comme un enfant à Noël. Il m’avait soulevée dans ses bras, et on avait dansé, là, au milieu du salon, en riant.
Il faisait des listes de prénoms. Des associations étranges, originales. Il avait toujours eu plus d’imagination, plus de créativité que moi.
Et chaque samedi, il préparait des plats épicés parce que j’avais des envies « incontrôlables », disait-il. Il faisait mijoter, goûtait, revenait vers moi une cuillère à la main. « Goûte-moi ça, dis-moi ce que t’en penses », lançait-il avec ce sourire espiègle que j’aimais tant.
Ce sourire… il a disparu quelque part. Peut-être au fond d’un tiroir rempli de factures, de rêves brisés, d’intimité perdue. Peut-être dans une conversation qu’on n’a jamais pu finir.
Je regarde la lumière du matin filtrer à travers les rideaux. J’entends notre fille remuer dans sa chambre. Mon coeur remue, mes yeux brillent.
Et je me demande si l’amour, à force d’être mis à l’épreuve, peut finir par se briser.
Mais je suis encore là. Mère. Femme.
Fatiguée. Mais vivante.